Et le Créateur reposa son sandwich, enleva les miettes de pain de sa barbe, et prît quelques instants pour contempler son Œuvre. On était jeudi, et il avait déjà fini... Il s'aperçut alors simultanément : 1/ que les Hommes commençaient à se taper sur la gueule ; 2/que la semaine de quatre jours, ça ne le faisait vraiment, mais alors vraiment pas du tout; et 3/, que le sandwich était vraiment infâme-il venait de réveiller son ulcère.
Il prit alors son porte-voix préféré et déclama, du haut de la Montagne Sacrée :
"Hommes!! Vous ne comprenez donc pas? Je vous ai créés du néant, et peux vous y remettre dans l'instant! Je suis la Toute-puissance qui est et n'est pas, qui fait et ne fait pas, qui décide et...c'est comme cela.(hum)
Il va donc falloir que vous vous conformiez à mes desiderata, à savoir pas question de se voler, de se taper, de se tuer, de convoiter la femme de son voisin de palier sans mon assentiment."
Mais Sa Progéniture continua de plus belle, ignorant ses instructions Divines! Comment cela était-il ne serait-ce que pensable?
Le porte-voix de Dieu était un modèle spécial : il suffisait d'y murmurer pour que la terre elle-même tremble sur ses fondations; y crier revenait à déclencher le tonnerre, voire pire un cyclone... Le Créateur toussa un bon coup dedans. Les Hommes se tinrent cois, l'oreille soudain dressée, l'œil exorbité par la peur de la Voix Céleste, comme des lapins guettant le chasseur au coin d'un fourré. C'est alors que le Créateur réalisa : "Mais bon sang mais c'est bien sûûûr! Ils m'entendent de ce côté-ci, mais pas de ce côté-là! J'ai beau m'égosiller à un endroit E, à un moment M, à un instant I (bon ça va j'arrête là ça commence à me les gonfler), s'ils ne peuvent pas se passer le mot, c'est comme des poissons rouges : ils oublient! Il faut répéter, répéter, amplifier,éduquer, conditionner, bourrer leurs petits crânes en per-ma-nen-ce pour que le message passe!! Eurêka!"
De joie, Il en avait renversé son reste de sandwich, partout, de la mayonnaise bas de gamme sur la Céleste Moquette Ikéa. "Ehhhh meeerde!!!".
Il inventa alors les médias, et les leur donna.
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allez ça y est! suffit de dire "peureux comme un lapin" et il me sort un truc qui fout les jetons |
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Pandit patientait dans les bouchons depuis deux bonnes heures déjà. Il avait prévu de rejoindre sa grotte sur la montagne depuis trois semaines, mais il avait dû modifier quelque peu ses plans : une grève surprise des transporteurs aériens, puis une panne d'automobile en pleine jungle, et des émeutes "de la faim" dans le bas Rajahstarinian avaient contrarié ses plans. Il en était à essayer de rejoindre la Route de la Colline par ses propres moyens, à savoir un tacot poussif loué à prix d'or chez ces voleurs de Sikhs de la capitale, et maintenant, ces bouchons qui n'en finissaient plus...
Pandit tenta un regard vers la droite, c'est alors qu'il vit la jeep sur le bas côté : 2 reporters en sortaient, appareil photo au poing. Un troisième larron suivait avec une caméra; derrière, se remaquillant brièvement, une speakerine en tenue de combat : gilet à poches, pantalon de lin brun, et micro à la main. Ils courraient vers ce qui semblait être le nœud du problème : à l'avant du bouchon, un attroupement s'était formé. Des cris fusaient, de la fumée montait dans le ciel. Pandit sentait depuis quelques instants l'électricité dans l'air; l'énervement était palpable, le silence de la forêt toute proche anormal : pas un oiseau, pas un mammifère visible à des centaines de mètres, ils avaient tous décampé face à l'imminence du danger.
Les autres Gens étaient coincés, comme lui, mais ils ne semblaient pas l'avoir remarqué : il n'y en avait que pour la voiture de devant, qui bouchait le passage. La main continuellement appuyée sur le klaxon, les Gens s'énervaient : ils voulaient rentrer chez eux, vaquer à leurs "occupations" (regarder la télé? un film? s'avachir sur le canapé? ne plus penser?) et pour cela il n'y avait pas de mots assez durs envers le pauvre hère qui avait osé se faire emboutir par ce camion, là, devant..la voiture n'était plus que débris, et ses occupants ne valaient pas mieux. Quand au chauffeur du poids lourd fautif, poids lourd encore encastré dans les restes de la Tata hors d'usage, il était interviewé en ce moment même par les
journalistes.
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veau d'or moderne |
Étrange affaire que tout cela, se dit Pandit, tout en observant la scène. Le gars aurait dû se soucier du sort des malheureux derrière lui, non? Il était plus occupé à bien présenter pour l'interview qui allait avoir lieu plutôt que de savoir si les autres allaient s'en sortir. Quand à l'attroupement qui s'était formé, tous les visages, tous les yeux étaient tournés vers la caméra. Étrange objet de culte, un culte vraiment moderne, comment c'était déjà? Ah, oui, le veau d'or. Dans l'Ancien Testament, c'était cette idole, ce veau d'or qui avait perdu les tribus Hébraïques...
Les yeux des Gens étaient tout sauf vrais : ils brillaient d'une excitation irréelle, maladive même. Une espèce de fièvre s'emparait de la foule en présence d'une caméra et de la possibilité de
passer à la télé. Des jeunes gens se faufilaient derrière la présentatrice, enjambant les débris sanglants de l'accident, pour faire de petits signes ridicules à la caméra. Ladite présentatrice se tenait droite, ignorant superbement les importuns; de temps à autre elle rajustait son oreillette, tout en guettant le top départ du caméraman. Le gars ensanglanté gisait dans l'habitacle, inconscient, au milieu du tumulte des secouristes qui tentaient désespérément de l'extraire du véhicule qui commençait à prendre feu. C'est alors que le
"top" du caméraman embrasa la foule: "aaahhh !!"..
Pandit abandonna sa voiture et continua à pied, dépassant l'attroupement pour se diriger vers le sentier qui se dandinait au bas de la colline.
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Pandit marchait vite. L'explosion de la voiture, quelque cinq minutes plus tard, n'interrompit pas la réflexion qu'il venait de démarrer...
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la solution du futur ? une prise neurale... |
Partout, les Gens étaient
connectés. Ils étaient en "relation permanente", grâce aux "outils de communication modernes" qui étaient largement répandus, le flot d'informations était intense et continu. Les Gens étaient inondés de centaines d'informations, d'images, d'opinions par seconde. En provenance de toute la planète : cette "révolution numérique" n'avait jamais eu d'équivalent dans l'histoire de l'Humanité. Autant cette "révolution" allait de soi aujourd'hui, autant elle aurait été impensable ne serait-ce que trente ans en arrière... Cette "révolution" ne semblait plus devoir finir : les Gens vivaient avec leur téléphone vissé à l'oreille, quelle serait la prochaine étape? Comment rester connecté 24 heures sur 24? Ces problématiques occupaient un grand nombre de Gens dans les pays "industrialisés", pays que Pandit venait de quitter. A son grand regret d'ailleurs : ils possédaient un charme qui ne lassaient pas de le surprendre : les Gens qui les peuplaient étaient si...modernes!
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bluetooth à l' africaine : toujours aussi inventifs ces indigènes |
Et même dans les pays "en voie de développement" comme l'Inde de ses ancêtres, dans lequel il retournait méditer aujourd'hui, même ces pays-là avaient envie de participer à ce Nouvel Age d'Or. Partout autour de lui le changement était perceptible : même les plus pauvres rêvaient de consommer, de se connecter "au net", de regarder la télévision, d'écouter les nouvelles à la radio...Le plus misérable des ramasseurs de mégots économisait sur la nourriture pour s'acheter un téléphone portable, voire se connecter à internet au café du coin. Les classes sociales juste au-dessus achetaient en masse les outils qui leur permettraient de "communiquer", de se "connecter", "d'être heureux dans l'ère numérique". Pandit avait constaté le même phénomène en Afrique, en Asie, en Europe, en Amérique...partout où il avait mis les pieds (et il les avait mis partout), la Révélation Médiatique emportait l'adhésion d'un nombre toujours plus grand.
Partout, sur la planète on pouvait savoir en temps réel le malheur qui s'abattait à des milliers de kilomètres de là : plus besoin de bouger de chez soi. Plus besoin d'aller voir si le voisin allait bien, de s'intéresser au gars qui mendiait en bas de chez soi, sur le trottoir. Quelle merveille!
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4 ans que les Français parlent à un mur..... |
En résumé, qu'est-ce qui avait
vraiment changé chez les Gens? Oh, pas grand chose, à part le fait que chacun "communiquait" son Vide Existentiel face au Vide Existentiel du voisin. un mur face au mur de l'autre. Des amis virtuels, des existences virtuelles, dans un monde réel fait de faux-semblants. Des avatars, des pseudonymes, des masques alors qu'il aurait suffi d'être
soi...juste soi. Les Gens étaient tellement magnifiques, si seulement ils prenaient la peine de se regarder vraiment!
Il avait vu tellement de Gens se faire zombifier par ces "instruments du bonheur" qui prétendaient les libérer, mais qui les asservissaient dans la plus simple des réalités...
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10contre1..qu'on ne me dise pas que l'insécurité est un faux argument de droite! |
Tellement de Gens avaient réellement peur, grâce au
climat de peur instauré, entretenu quotidiennement par ces médias, qui répétaient en boucle les mêmes informations. Des Gens qui n'avaient aucun motif sérieux et réel de se sentir en danger, en
insécurité voire en colère
mais qui étaient travaillés en permanence par ces merveilleux "outils de communication" qui érigeaient les plus grandes, les plus belles et les plus massives des murailles entre eux. Merveilleux outils qui les séparaient, les divisaient, les montaient les uns contre les autres en dépit du bon sens. Mieux : en leur faisant croire qu'ils étaient indispensables à leur bonheur! Merveilleux médias qui s'étaient répandus sur toute cette pauvre planète comme le chiendent sur un terrain vague : journaux écrits, télévisés, parlés, en ligne, sur téléphone, à la radio, dans les aéroports, sur les routes, dans le métro, dans le bus, dans les têtes...
Pandit partit à nouveau d'un grand éclat de rire : ces médias étaient vraiment très forts, ils avaient failli lui gâcher sa journée!
Il arrivait au pied du sentier.
Il redoubla d'efforts en attaquant la montée.
Derrière lui, les sirènes hurlaient dans la nuit qui tombait.