dimanche 9 janvier 2011

La Rose et la Chèvre

Valéry se pencha vers Anne-Aymone : d'un geste qui se voulait emprunt de dignité, il lui tendit la rose blanche qu'il venait de cueillir dans le petit jardin. Ses yeux brillaient, et il savait. Et elle savait qu'il venait de réaliser...

C'était dans ces moments-là que les Grands Hommes faisaient vraiment preuve de noblesse : la défaite.
 pas trouvé d'image de Valéry avec une rose alors...

Anne-Aymone (de son nom complet Anne-Aymone Marie Josèphe Christiane Sauvage de Brantes) était vêtue de façon traditionnelle : un tailleur de lin rayé dont la jupe plissée lui descendait à mi-mollet, un veston Chanel du même acabit, des escarpins de cuir vernissé, un foulard Hermès de grande qualité, soigneusement noué autour d'un cou tenu bien droit, rigide, des boucles d'oreille finement ouvragées, un chignon ramené en arrière, et ce discret parfum qui flottait autour d'elle.... élégance. Dignité. Style. Tout fleurant bon ce qui faisait la France éternelle, telle qu'ILS la concevaient, eux, les gens de leur rang.

Elle aussi avait les yeux qui brillaient : cette marque d'affection n'était-elle pas un peu déplacée?

Valéry portait pourtant si bien : redingote classique sur manteau de tweed, guêtres sur bottines de cuir et béret de chasse... Elle admira la droiture qui restait sienne, tandis qu'il se dirigeait vers le râtelier du salon voisin, pour y déposer le fusil ouvert qu'il tenait au creux du bras; on devinait qu'il avait servi ce matin à l'odeur imperceptible qui s'en dégageait. Quelque chose d'âcre et d'ancien. D'indéfinissable...


sauvons les chèvres

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-"Valéry vous êtes tout crotté, faites attention!" s'exclama-t-elle d'une voix légèrement irritée.

-"Pardon ma chère, il me semblait néanmoins urgent de vous donner ce gage de mon affection, mais où sont donc les valets, que diable?" Sa voix venait de monter d'un cran.

-"Mais voyons Valéry que se passe-t-il? Dominez-vous enfin!" chuchota-t-elle presque, reposant son ouvrage -des bas de laine en point de croix maille 09- sur le guéridon en marqueterie Louis XV du petit salon.

-"Anne-Aymone vous semblez ne pas comprendre : nous sommes le 10 mai!" ses dents s'entrechoquèrent bruyamment. Il semblait remâcher une anxiété à peine croyable... "Laissez-moi de la place!!" lança-t-il brusquement tandis qu'il passait devant elle à reculons, traînant le fauteuil Louis XVI du petit boudoir jusque devant l'écran de Télé-Vision Couleur qui trônait au milieu de la pièce.

-"Hubert, voyons donnez-moi la main !" couina-t-il en direction du planton qu'elle n'avait même pas remarqué auparavant, remarquablement intégré à l'encoignure de porte tel un valet de pied modèle, façon tableau de Géricault accroché au mur.

-"Monsieur"
Une après-midi chez les d'Estaing, ça c'était AVANT les élections
Le valet de chambre se déplaça avec une rapidité surprenante, sans bruit, et s'empara du fauteuil de ses mains gantées : en une fraction de seconde il le plaça là ou le Maître le lui indiquait, sans effort apparent..

Anne-Aymone frémit intérieurement en le regardant faire, elle réprima vite fait bien fait de frivoles pensées qui n'étaient plus de son âge, mais que lui prenait-il tout à coup?  il faut dire qu'elle s'ennuyait tellement dans les ors de cette République! Vivement ces fichus résultats, qu'on en finisse!

-"Hubeeert, allumez-le poste allons!" Valéry gueulait.

Valéry tançait souvent le petit personnel : Anne-Aymone avait appris, d'expérience, qu'il fallait le laisser faire dans ces moments-là. Mieux valait rester à l'écart.

quand même...ce qu'on a perdu en 81
Elle jeta un regard en coin au pauvre (et si bel) Hubert, qui essuyait stoïquement les réprimandes du Président de la République. Elle devinait ce qu'il devait se dire : "plus que quelques minutes à subir ton ire, vieille chèvre puante, et tout sera fini! Nous serons libres!" Elle pouvait se l'imaginer sans peine, tandis qu'elle observait le beau Hubert, se déplaçant avec aisance, faisant fi de la biquette sautillante qui déversait sa rage sur lui, replaçant le fauteuil par ici, évitant un postillon par là, amenant la théière sur la tablette, posant le plateau et les tasses sur le guéridon, évitant le bouquetin qui virevoltait autour de lui, hop hop..

Elle rougissait de plus en plus à ces multiples évocations (mais que lui prenait-il??) quand elle entendit le son du poste : Valéry venait de congédier Hubert. D'une main, il avait allumé la Télé-Visi-on, de l'autre pris le combiné de bakélite posé sur son bureau Louis XIV (tout ébène).

-"Berthier!! C'est vrai ce que l'on raconte? On ne passe pas???"

Les visages policés d'Elkabbach et Mougeotte apparurent à l'écran.

-"Comment ça? MAis nooooon, je suis au petit pavillon! Il fallait que je me détende, vous comprenez? Mais comment ça??? RAMENEZ-VOUS ICI, NOM D'UNE PIPE!!"

marrant mais je voyais pas Mitterrand comme ça
Dans le poste, cet imbécile de Mougeotte faisait une espèce de compte à rebours, coupant Elkabbach toutes les 5 secondes, merveilleux Elkabbach dans son complet bleu, les mains croisées sur la table tel un prêcheur en plein sermon, le visage dénué de toute émotion, les yeux juste un peu plus vides qu'à l'accoutumée, la coupe de cheveux tel un Playmobil...

-"Eh bien nous sommes donc, 10 mai 1981, le deuxième tour de l'élection présidentielle, nous vivONS, ensemble, un mo-ment décisif, ...dans quelqueuuuhh .. secondes, effectivement, l-
-"quINze secondes, Vingt-CINq secondes, pardon"
-"Soyons à l'heure"

top 50 : le (bide) NO. 1 en 1981
Valéry, hystérique, faisait de grandes enjambées au travers de la pièce, traînant derrière lui le fil du combiné tel un forçat son boulet, ses épaules s'affaissant perceptiblement un peu plus à chaque mauvaise nouvelle qui tombait, Berthier ne devait pas en mener large, le bouc était apoplectique, la tension dans le petit bureau menaçait de rompre à chaque instant, de tout emporter, les digues de la raison y compris, plus de bienséance, le bonhomme transpirait, il avait déboutonné son veston et sa redingote, les poils drus et gris de sa poitrine apparaissaient telles des touffes de mauvaise herbe plantées sur un sol sec et crevassé, mon dieu mon dieu mais qu'est-ce qu'il lui prenait?

Anne-Aymone se giffla mentalement avec toute la force dont elle était capable.
Elle se saisit du petit mouchoir Dior négligemment posé sur sa pochette, et s'épongea le front et les joues (qu'elle avait brûlantes!) d'un geste faussement détaché.

Il faudrait qu'elle pense à convoquer cet Hubert, le travail qu'il exécutait était I-NAD-MISS-IBLE!
Elle avait la tête qui lui tournait, sur l'écran les deux idiots continuaient leur manège, biquet s'était brusquement arrêté, les bras ballants au bout desquels pendait le combiné téléphonique (ex)présidentiel, les yeux exorbités, la bouche ouverte sur un rictus que n'aurait pas renié un réalisateur de films pour populace à petit budget, parfaite expression de l'abattement post-électoral dans lequel il tentait de surnager...

-"A. A. A--Anne-Aymone, n. N..No..Nous avons perd.." bredouilla-t-il.

Les gouttes de sueur dégoulinaient, telle une sève printanière, de son front ridé et partiellement chauve.

GAME OVER
-"C'est...c'est..c'est CETTE SALOPE DE CHIRAAAAC!!!! TOUT CECI EST DE SA FAUTE, VOUS ENTENDEZ??? JE VAIS LE TUEEERRRR!!!!" Il se dirigea vers le râtelier, tentant de s'emparer du fusil, s'emmêlant le fil du téléphone dans les pieds, s'étalant de tout son long et avec grand fracas, tandis qu'à l'écran ce pitre de Mougeotte égrénait un stupide compte à rebours final, 5-4-3-2-1, et qu'un visage se formait, ligne par ligne tel un télex imprimé sur informatique (ahhh, c'était beau le progrès!) et que, ô surprise, ô joie sans nom horreur, la tête du trotsko-pétaino-sôcialisse honni apparaissait dans toute sa bonhomie, avec le score en regard, 51,7%, la claque, la gifle, la taloche, la mandale, le gnon, le coup de pied retourné dans ta face, vole ta dentition, Hokuto-no-Ken et Bruce Lee contre la vieille rombière, 1-0 mange ton dentier!

Valéry gémissait, allongé sur la moquette Hartley's du salon, saucissonné avec le fil du téléphone comme une vulgaire momie jetée là par quelque gigantesque araignée après son repas, coquille vidée de sa substance présidentielle, de sa prestance substantielle, désormais inutile...

humour de droite à l'usage des générations futures
-"foutu, c'est foutu. Tout ce que nous avions mis en place, il va le défaire. La granhanhan deur de la France, mooon Dieuheuheu. C'est fini Anne-Aymone, nous sommes fihihihnis...
Sahahahalooope de Chirac, tu me le paieras, je le jure sur les chasses présidentielles, tu me le paieras... " Les sanglots s'étranglaient dans sa gorge.

-"Voyons, Valéry reprenez-vous! VALÉRY!!!"

C'est à ce moment qu'Anne-Aymone vit des gens passer en courant, dans le jardin, au-devant des fenêtres.
Il lui sembla même entendre des coups de klaxon? Était-ce un grondement de foule, au loin? Il eut fallu qu'elle arrêtât cette horloge comtoise dont le balancement régulier couvrait négligemment le bruit de la télé-visi-on, et cette rumeur qui semblait enfler... pas la force. Pas maintenant.

Les portes d'entrée s'ouvrirent à la volée.

Du couloir voisin lui parvinrent de brusques éclats de voix, des bruits de pas précipités qui se rapprochaient.

Anne-Aymone reboutonna son chemisier, lissa son chignon, remît en place son foulard et se servit une tasse de thé. Posément. Dignement. Élégamment.

Car c'était ainsi qu'elle voulait qu'ils la voient.

Hubert, suivi de Carlita la bonne, Nicolas le jardinier et Brice le majordome firent brusquement irruption dans le salon. Leurs yeux brillaient à eux aussi, désormais, et ils semblaient essoufflés, et..comment dire... Ils ne se tenaient plus droits? Il avaient ôté leur livrée, dégrafé leurs uniformes? Ils la fixaient sans détourner le regard?  Et, diable, sacrebleu : ils faisaient un de ces bruits!

-Hubeeeert, mais que se passe-t-i-l, comment osez-v" entama-t-elle d'une petite voix qu'elle espérait autoritaire, mais qu'elle réalisa hystérique. Elle ne finit pas sa phrase, complètement estomaquée.

Ce domestique la narguait!

Hubert s'avançait hardiment, il avait tendu la main pour l'interrompre, une lueur de défi dans les yeux. Il sortit alors sa paire de gants blancs de la poche de son veston, et les lui jeta à la figure avec la plus grande des désinvoltures...

-"Madame, nous vous rendons nos gages..."

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PS : cher MHPA, le gant vous agrée-t-il? En tout cas, c'est comme ça que j'aurais aimé le vivre!

5 commentaires:

  1. MMGNIFIQUE !!!
    Bon sang, je me suis vraiment cru dans Lady Chatterley, à un moment, le désir d'Anémone pour le majordome Hubert, on dévine l'excitation face à ce corps noueux d'homme solide et physique, elle dont la raideur de classe ne connait que les soubresaut d'un stylo-bille frénétique trop précoce dans cette antre qu'elle a délicate et noblière...

    Très beau, très pur, on s'y croirait (d'ailleurs ça a dû se passer un peu comme ça, à tous les coups...)
    J'adore :
    "Valéry gémissait, allongé sur la moquette Hartley's du salon, saucissonné avec le fil du téléphone comme une vulgaire momie jetée là par quelque gigantesque araignée après son repas, coquille vidée de sa substance présidentielle, de sa prestance substantielle..."
    Splendide!!!

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  2. tiens, je suis allée voir "Le nom des gens" (non, pas "Le nom de la rose" ! celui des gens, c'est plus important ;)) : ça raconte la défaite de la gauche et de Jospin..., et avec Jospin jouant son propre rôle, je te le conseille (plutôt qu'à 81, c'est à 95, 2002, et 2007, qu'il nous faudrait songer). Oui, d'accord avec Mike, très bel exercice de style, et belles illustrations, je t'aurais suggéré néanmoins, pour ce qui des roses, de songer à Madame Anne Aymone Giscard d'Estaing qui a donné son nom à cette belle rose

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  3. @ mike ravi que ça t'aie plu ^^
    faut dire que j'avais deux options : la faire "sérieux", ou pas. Et, me connaissant, je n'ai pas pu m'empêcher de l'aborder sous cet angle. Les d'Estaing sont trop peine à jouir pour que je puisse un seul instant me les représenter sous un angle trop "sérieux" justement. Enfin quoique.

    @ lucia : mais moi j'ai juste relevé le gant de mike! je veux bien, en parler de 95, 2002, 2007 et même 2012 tiens! (j'en ai déjà parlé de 2012 à mon avis c'est plutôt par là qu'il faudrait commencer à s'inquiéter..)
    Quant à jospin acteur : heuu pourquoi pas, je demande à voir pourquoi pas après tout?

    Pour la rose désolé : je la trouve pas très belle cette "Anne Aymone", honnêtement regarde plutôt par ici :http://www.flickr.com/photos/barnie1/4695694570/#/photos/barnie1/4695694570/lightbox/ ou encore mieux la King Arthur : http://www.graines-et-plantes.com/index.php?laphoto=Rose-King-Arthur ça c'est beau!! non franchement la rose d'anne aymone c'est pas ça

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  4. je ne dis pas qu'elle est belle la Anne-Aymone..., moi je préfère les églantines, ou même les marguerites... je dis juste qu'elle est rose... En termes de révolution, je t'avouerai que les oeillets ne sont pas pour me déplaire.

    Jospin, ça n'est qu'un clin d'oeil (d'oeillet ;))) dans le film "Le nom des gens", qui vaut le détour pour la légèreté, l'humour et... le côté coquin... hein ? nan, j'ai rien dit...

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  5. Jospin DANS un film léger, humoristique et...coquin? Ahurissant ça, faut vraiment que j'aille voir ce film tu m'as convaincu!

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merci de poster ici vos irrévérencieux commentaires. Tout ce qui est révérencieux ne sera pas accepté, ainsi que tout ce qui est contraire aux valeurs de ce blog en général (allez, on va dire : "Valeurs Humanistes"). Après, pour le reste, j'adoooore polémiquer... (NB : les commentaires anonymes ne sont pas acceptés, prenez au moins un pseudo quoi!)