dimanche 22 mai 2011

Les Grands Anciens - Curwen's Odd Legacy

La nuit vient, et, avec elle, les choses les plus sombres qui ressortent.

Ce n'est pas la peur qui s'empare de moi, mais bien la terreur qui essaie de forcer les portes de ma raison.

A grands coups de masse, l'un après l'autre enfonçant un peu plus le chambranle, minant le bois, affaiblissant les multiples serrures, détruisant un à un les verrous que j'ai posés, voilà des années.

Pauvre idiot que j'étais! Comme si on pouvait se défaire de ce qui n'existe pas... Pas ici, pas dans cette dimension. Même pas dans une autre, parallèle. Mais entre les plans; car oui, entre les dimensions, il existe des choses.

eh oui : le son peut rendre fou -surtout la nuit
Et je les ai vues. Le simple fait d'avoir entraperçu ces choses, ces êtres, -je ne sais comment les appeler car mon esprit se refuse à les conceptualiser- a failli me faire basculer dans le délire le plus complet. Et ces sons, ô Dieu, ces sons! Mes oreilles en ont saigné, les vertiges se sont emparés de mon équilibre, à leur simple écoute mon être tout entier a su que tout cela ne pouvait que finir dans la folie !

Vous ne me croyez pas? Forcément, bien sûr, comment le pourriez-vous? Je ne vous en blâmerai pas, mais en fin de compte qu'importe! Je m'en moque : cela ne les empêchera pas de me trouver, je l'ai hélas réalisé bien trop tard, d'autant  plus que cela ne les empêchera pas de venir vous chercher aussi -ahaha.

euhh...on va pas trop s'étaler, no comment hein...
C'est pourquoi j'ai décidé d'en finir : mieux vaut le néant que la folie, à tout prendre je préfère un arrêt brutal et définitif de cette existence misérable. Tout ceci n'a que trop duré, je ne puis continuer ainsi ; ma raison ne tiendra plus longtemps maintenant, j'en suis persuadé, rien qu'hier soir ces choses sont venues chanter-si l'on peut appeler ainsi ces sons impies- sous ma fenêtre, la nuit durant ils m'ont harcelé dans le but évident de me faire sombrer! Et le pire, c'est que si j'aperçois le bord de l'Abîme, je me rends compte avec horreur que je le trouve attirant...

Cher lecteur, par l'intermédiaire de ces quelques notes, je te mets en garde : toi qui as eu la malchance de trouver ceci, saches que nous ne sommes pas seuls dans cet univers. Tu as des certitudes sur la toute puissance de "l'Humanité?" Tu penses que le genre humain est le plus évolué, le plus puissant, le plus abouti de toutes les espèces qui ont peuplé ce bout de caillou perdu dans le cosmos, que l'on appelle aujourd'hui "Terre"? Pour notre plus grand malheur, je te répondrai non : dans le noir infini du cosmos nous sommes moins que des poussières, et il existe des choses qui dépassent notre entendement. Des choses qui peuvent te faire sombrer dans la démence à la simple évocation de leur nom. Des choses qui remettent en cause ta perception même de la réalité. Saches que ces choses, cher lecteur, je les ai vues, je les ai entendues, j'ai éprouvé la totale inhumanité de leur nature. Par quel miracle ai-je pu croiser leur chemin, oseras-tu me le demander?

Tout est parti de mes recherches : si seulement je n'étais pas tombé sur ces ouvrages impies! Leurs pages moisies et dévorées par les vers hantent encore mes cauchemars.
J'ai lu les phrases issues d'un savoir ancien et oublié qu'elles contiennent... Je le confirme, ces invocations ne peuvent avoir été écrites que par un fou! Comment décrire ce qui s'est passé sans vaciller à nouveau?

Je ne suis qu'un modeste universitaire chercheur en Langues oubliées, doublé d'un mélomane féru de mélodies anciennes. Depuis ma prime jeunesse je n'ai eu de cesse de parcourir les rayonnages des plus prestigieuses bibliothèques, des universités les plus renommées, des lieux de Savoir les plus inaccessibles. J'ai arpenté les cinq continents à la recherche de ces fragments du Savoir Perdu...

Baba Yaga - elle était cool (je sais c'est nul)
Je me souviens de cette vieille Baba Yaga, dans les steppes reculées de la Sibérie. Perdue, seule dans sa cahute au milieu de cette forêt de sapins millénaires, froide et hostile, la vieille m'avait recueilli un soir de tempête. Je l'avais cherchée pendant des mois sans résultat; ce qu'elle m'apprit, à mon réveil, confirma ce que je soupçonnais, et bien plus encore. Elle me révéla, tout en soignant ce qui restait de mes orteils -des moignons bouffés par les engelures-, d'une voix éraillée par la vodka frelatée et la vie au milieu de ces rudes plaines, que le Savoir Perdu existait bel et bien. Que ses fragments avaient été éparpillés à travers l'Europe en ces temps de Peste Noire et d'ignorance -le bas Moyen-âge- volontairement, afin que ce qui avait failli provoquer la fin prématurée de notre espèce ne puisse se réveiller avant longtemps. Elle avait parlé de ce Mal Ancien...celui qui, nécessairement, accompagnait le Savoir Perdu, en était même le dépositaire. Un réceptacle : quiconque cherchait à trouver l'un tomberait fatalement sur l'autre. Pauvre idiot que j'étais ! Pourquoi ne pas l'avoir écoutée plus attentivement ce soir-là? Tout excité que j'étais, je ne voyais que la face cachée du monstrueux iceberg : je récupèrerais ces fragments, c'était la tâche qui m'était enfin révélée en ce monde, le But de ma vie. Mon Grand Œuvre.

J'ai passé les trente dernières années de ma misérable existence à poursuivre cette folie : pas de famille, pas d'enfants, pas d'amis. Plus aucune passion à part celle-ci, qui m'a littéralement dévoré les entrailles. J'ai parcouru les cinq continents à la recherche de ces maudits Fragments, j'y ai laissé les plus belles années de ma vie, résultat? Quand je touchai enfin au but ce fut pour m'apercevoir que c'était la pire des choses que je traquais. Que cette quête était insensée, que mon Grand Œuvre était plutôt une basse malédiction, une sombre menace qui planait, tel un oiseau gigantesque, sur notre monde tout en attendant son heure... Que toutes ces absences, toutes ces disparitions (famille, amis...) dans mon entourage n'étaient pas l’œuvre du hasard, mais le résultat de cette chimère que je poursuivais depuis si longtemps, de cette promesse que je m'étais faite, ce maudit soir, allongé sur mon grabat de convalescent, dans cette masure abandonnée des hommes au milieu de la Sibérie..

ouvrage impie certifié © toute prononciation interdite
J'ai trouvé ce vieil ouvrage mangé par les vers, relié de peau humaine, dans les ruines de cette bibliothèque, au fond de cette grotte perdue quelque part dans les montagnes des zones tribales du Pakistan...

J'ai commencé à déchiffrer ce qui pour moi était l'aboutissement de toute une carrière, de toute une vie : ses pages qui tombaient en morceaux, recelant un Savoir Ancien, oublié là depuis des centaines d'années. Un miracle! J'ai commencé à en comprendre le sens caché; j'ai alors décidé d'en suivre la symbolique. J'ai longtemps observé les étoiles, attendant l'instant propice. J'ai patiemment suivi les instructions afin de "préparer la porte". Quel pauvre fou j'ai été! Pourquoi y ai-je tout simplement cru, me demanderez-vous? Parce que l'aboutissement d'une vie de recherche ne pouvait se résumer à un simple manuel d'occultisme : il s'agissait nécessairement de quelque chose de supérieur, d'ultime. Je le ressentais au plus profond de moi, l'ouvrage maudit vibrait littéralement sous mes doigts. J'ai donc fini par me résigner à tenter l'expérience.

J'ai prononcé les paroles au moment propice : difficile me direz-vous, ces sons, on eut dit qu'ils n'étaient pas faits pour être prononcés par un Homme! J'y ai quand même réussi, j'ai bouclé le cercle et ouvert une porte sur...sur le vide.

Il n'y avait rien; rien que je visse au premier abord, en fait. Il ne s'est rien passé, et je me suis endormi, épuisé.

C'est au bout de quelques jours que les cauchemars ont commencé...

Pas seulement des cauchemars : on eut dit que je vivais littéralement la scène du point de vue, parfois d'un spectateur, mais horreur, au fur et à mesure des nuits qui passaient, également de celui d'un acteur... Tableaux étranges, ou j'étais mi-homme mi-poisson, plus rampant que nageant dans les bas-fonds fangeux de quelque cyclopéenne cité en ruine. Quelque part dans le pacifique j'abandonnais cette Humanité chancelante en même temps que les lambeaux de peau de mon enveloppe charnelle...en dessous, des écailles, et ce simple fait ne me choquait même pas car je pensai tout à coup différemment; il fallait absolument que je plonge dans ces bas-fonds obscurs et glacés pour rejoindre père et mère.

Titanic petits joueurs
Une autre fois, j'étais seul au milieu de l'océan, les flots gris partout environnaient le frêle esquif qui me servait de refuge, quand tout à coup je la vis -chose innommable et gigantesque, surgissant lentement des profondeurs. Masse de chairs, de tentacules et de crocs, centaines de griffes et d'yeux à l'iris violet, chacun d'eux aussi grand qu'une maison, irradiant de tout son être une malveillance d'un autre âge. Dardant sur moi ses multiples regards, me transperçant de son envie. Pétrifié par la terreur, je sentis quelque chose se rompre irrémédiablement dans mon esprit. Mais la folie ne me fit pas la grâce de s'emparer rapidement de moi...elle laissa quand même le temps à cette chose de s'élancer à ma poursuite, dans un rugissement de fin du monde. Et, tandis qu'un tentacule de plus de vingt mètres de long s'abattait sur moi, j'eus le temps de voir les étoiles une dernière fois : elles brillaient, et elles étaient..différentes.

A chaque fois je me réveillai en hurlant, en proie à la sueur et au doute : étais-je en train de devenir fou?

pas de quoi en faire un fromage:fallait bien que ça arrive un jour
J'ai fini par me résigner, et adopter la seule mesure à même de contrer ces horribles rêves, du moins de façon temporaire : ne plus dormir, au prix d'une étude des Fragments de plus en plus acharnée en vue de me libérer de ce que j'avais éveillé. Car, j'en suis convaincu maintenant, il ne s'agit pas seulement de rêves : ce sont des prophéties. Ma peau a commencé à me démanger depuis quelques jours, et ces horribles plaques verdâtres sont apparues en même temps que les sons. Des mélodies plus que malsaines, propres à vous inspirer la haine et la joie simultanément, portées par le vent et les embruns, et qui progressivement arrivaient à ma fenêtre. A mes oreilles. Sur mon âme : j'ai finalement réalisé qu'elles ne me laisseraient pas en paix : qu'elles étaient le signal qui m'ordonnait de continuer à lire le livre. A finir le rituel : à chaque fois que je m'en éloignais, les mélodies prenaient un tour de plus en plus malsain : mon cerveau était à vif. Il suffisait que je me rapproche du livre pour qu'elles ne soient plus qu'un murmure, qui peu à peu semblait presque apaiser mon âme épuisée.

Cela fait maintenant des jours et des nuits que je travaille sans relâche; selon les instructions, je devrais être prêt du but. Les choses se sont rapprochées de ma fenêtre depuis quelque temps : elles n'ont plus peur de se montrer dès la tombée de la nuit. De toutes façons, qui pourrait les déloger ? Tous les domestiques ont abandonné leurs charges depuis bien longtemps, ils ont fui sans demander leur reste...

quelque chose derrière la porte- oh 3 fois rien
Ces monstruosités expriment de plus en plus bruyamment leur joie au fur et à mesure que l'aboutissement de mon Grand Œuvre approche : mais elles ont oublié quelque chose. Je ne puis me résoudre à reprendre les incantations de ce maudit livre comme elles le voudraient, ce qui reviendrait à ouvrir complètement la porte que j'ai entrebâillée! Et il y a quelque chose qui attend désespérément de l'autre côté; j'en arrive même à ressentir une certaine forme d'impatience au-delà des mots. Je crois que ce qui est derrière cette porte attend depuis trop longtemps. Je crois que cette chose, quelle qu'elle soit, veut que j'ouvre la porte. Je crois que les abominations au bas de ma fenêtre ne sont que ses serviteurs, lâchés par mon inconscience sur ce monde. Je crois que je suis en train de devenir fou. Mais il y a une chose dont je reste persuadé: je ne serai pas fou au point de finir ce maudit rituel, et d'inviter papa à la maison! Elles en seront pour leurs frais! Ils devront tous repasser!

Je couche ces ultimes mots sur ce carnet : je le laisse au premier malchanceux qui tombera dessus. A charge pour lui de prendre le relais! Ce poids est trop lourd pour mes seules épaules : mon fidèle Smith & Wesson est maintenant chargé, à portée de main. Quelle ironie! Avec le recul, je m'aperçois que c'est le seul ami qui me reste : il m'a toujours été fidèle, il ne dérogera pas à la règle, j'en suis sûr.

Seigneur, je les entends encore : à nouveau ils sont sous mes fenêtres! Ils ne me laisseront donc jamais en paix? Partez, allez vous-en, je refuse de continuer! Ce bruit qui s'approche, je vais v-----


H.P. Lovecraft - 1890-1937

3 commentaires:

  1. Hé ho, balle à blanc, hein ? Pas de blague, pas envie de rester tout seul dans ce merdier.
    Dès "début de soirée", j'ai su que je commençais à débloquer moi aussi...
    Bravo, particulièrement évocateur.

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  2. heureusement que nous sommes tous mortels ;))) si l'enfer est "les autres" (d'ici ou ailleurs), à moins qu'on ne croie à l'enfer... et à l'errance éternelle après notre mort, pas de quoi s'inquiéter. J'espère que tu vas bien ;))

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  3. merci les amis.. tout va très bien, en fait je n'ai jamais été aussi bien qu'en ce moment. Bien que ce fichu billet m'en aie fait voir -le style Lovecraftien est vraiment difficile à retranscrire, j'ose espérer y être un peu arrivé, faudra retravailler ça...mais je n'arrive pas à la cheville du Maître! initialement c'est un texte pour un groupe de musique (curwen's odd legacy, vous trouverez le lien dans la bloroll pour ceux que ça intéresseraient) mais c'est allé bien plus loin.. Concert le 21 à Marseille Cours Julien, on y est presque!

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