mardi 1 novembre 2011

Dragon qui crache, Dragon qui couve

C'est dimanche. Il est un peu irrité : il attend ses amis qui sont "en retard", comme d'habitude, pour une balade au pied de "la" montagne.

Du coup il part devant, en éclaireur : elle s'étend, au delà du barrage, dans son écrin de verdure autrefois ravagé par les flammes. Immémoriale, multi-millénaire. Majestueuse.

Les dernières estimations situent sa formation à 230 millions d'années...un vulgaire plissement de terrain en des temps où rien n'existait à part quelques larves dans l'océan. Tout ce temps, une paille, qui lui fait remettre immédiatement en perspective sa misérable condition d'homme. L'énervement s'efface alors : à quoi bon? Autant en profiter...un peu, en attendant.

Il fait quelques pas et tombe, à l'orée de la forêt, au détour d'un bosquet, sur un petit sentier. Puis une pierre plate, qui forme comme une sorte d'avancée, face au barrage, et à la falaise. L'invitant à se poser. A méditer. Il se dit qu'elle a attendu ici quelques millions d'années, cette pierre, alors il peut bien poser son derrière quelques minutes dessus, non?

Il s'assied sur la pierre, les genoux croisés.

Il fait beau, cette journée de mi-octobre est juste magnifique : le soleil de onze heures est doux, aussi doux que l'odeur du romarin et du thym qui poussent par là, et embaument légèrement l'air de ce début d'automne. Sur sa peau, une légère brise, si délicate qu'on la dirait posée exprès là pour rafraîchir juste ce qu'il faut sa peau, trop peu habituée au contact direct de ce soleil déclinant de mi-saison.

Il contemple la rive en face : à sa droite, le barrage qui forme un demi-arc de cercle gigantesque; un peu en contrebas, le bassin de retenue. En face, la forêt, avec au loin le parking entre les arbres. Un piaf vient se poser juste devant lui, sur la branche de chêne basse. Son chant n'est ni magnifique, ni laid : juste simple. Comme cette journée. Il a envie de sourire.

En fixant la forêt en face, au-delà du bassin de rétention il aperçoit l'autre rive : des argelas, ces petits buissons touffus dont les feuilles dentelées piquent les mollets des promeneurs insouciants, la recouvrent presque totalement. Il y a quelques ruines de pierres disséminées ici et là, au milieu de la rocaille. Peut être un reste d'abri de chasseur, ou de berger, une "borie" à l'abandon.

Il en est là de sa contemplation quand il commence à se focaliser sur son souffle; les yeux ouverts, il rentre de plus en plus profondément en lui, abandonnant toute pensée parasite. Il essaie "d'éteindre ce fichu poste de radio". A ce moment, il remarque des ondulations sur la rive opposée : non pas comme celles produites par le mirage de la chaleur, mais de vraies ondulations du paysage. Un peu comme si celui-ci n'était qu'un voile, et qu'il tremblotait dans la brise de ce petit matin d'été indien.

Ce détail légèrement a-normal lui fait instantanément reprendre pensée, focalise son attention sur ce phénomène. Il n'a aucune crainte, aucune peur à l'observer, à le constater, de plus en plus présent. Qu'est-ce vraiment? Ces petits picotements au bout des doigts lui sont maintenant familiers : les cheveux de sa nuque qui "fourmillent" aussi. Il est en présence de quelque chose, d'une force.

Il faut reconnaître qu'humblement, il n'en sait pas beaucoup plus : il vit juste le truc. C'est assez puissant pour le pousser à détourner le regard à quelques mètres de là, sur sa rive à lui. Vers sa pierre, vers ce lieu qu'il s'est choisi pour "se poser".

Et il est là.

A ses pieds, il ne l'avait pas remarqué de prime abord, mais il était là depuis sans doute un petit paquet de temps. Bien avant que le barrage ne soit construit, bien avant ce que ses semblables appellent la "Civilisation", bien avant la domination de l'Homme sur cette terre. En fait, bien avant l'apparition de l'Homme tout court.

Ça ressemble à un caillou de la grosseur d'un demi-poing fermé, de forme oblongue. C'est à moitié enterré dans le sol, et en fait ça ne dépasse que de quelques centimètres, pointant à l'oblique vers l'orient. A première vue, une pierre comme il y en a des milliers par ici. Rien ne la distingue des autres si ce n'est qu'elle effleure à moitié, et qu'elle vibre littéralement par rapport aux autres pierres. Il sait que ce qu'il cherche depuis longtemps est là, depuis, qu'en fait, il a arrêté de le chercher.

Il dégage l’œuf fossile avec d'infinies précautions, : à sa surface, il y a des couches d'écailles partiellement conservées. En le sortant de terre, il s'aperçoit qu'il est à moitié fusionné avec une motte de glaise fossile. L'ensemble forme un caillou long d'une dizaine de centimètres, partiellement recouvert de coquilles qui sont comme écaillées. En le prenant dans les mains, il sait qu'il a vu juste : la pulsation n'est pas faramineuse certes-il faudrait se mentir pour le croire- mais elle est là. Une vibration primitive, des temps anciens, pré-géologiques, où rien de ce que nous connaissons, ou imaginons, n'existait.

Une époque où les grands reptiles parcouraient ce plateau argileux qui allait devenir la Vallée de l'Arc. Où ces dragons, après avoir survécu aux épreuves d'une existence assez courte, faite de prédation, de bruit et de fureur, venaient ici pour se perpétuer. Le feu.

Certains s'écroulaient ensuite, épuisés, dans la vase et la glaise. D'autres s'en retournaient auprès de leur nid, vigilants, attendant l'éclosion. La couvée.

230 millions d'années et des poussières...

Il se relève, le fossile dans la poche. Son portable vibre bien plus fort, lui : les amis sont arrivés, ils sont sur le parking, il est temps de partir. D'aller au sommet contempler cette vallée qu'il a toujours aimée.

Il sent l'énergie de la Vie qui déborde en lui. Le soleil brille. Le vent souffle.

La Terre est là. Le Ciel est là. L'Air est là.

Et dans sa poche : le feu fossile.

Sourire.


Il n'a pas fini de chercher.

Il sait déjà qu'il reviendra.

3 commentaires:

  1. Je suis en pleine science-fiction ici
    on marche, a 11 heures au soleil sans cramer, pas de klaxon...
    je m'y croirais

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  2. @ lucia : :)

    @Bombay : pourquoi crois-tu que le monde entier se bat pour venir visiter cette région en été? hein? parce qu'en fait ils n'y comprennent rien, la meilleure saison c'est avant et après l'été..c'est sur cette tromperie, que nous entretenons savamment depuis des dizaines d'années, que nous continuons à apprécier de vivre par ici..

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